mardi 14 janvier 2014

LES FONDEMENTS ONTOLOGIQUES DE LA LIBERTE CHEZ JEAN-PAUL SARTRE


INTRODUCTION



D’après le vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André LALANDE, le mot liberté peut se définir (dans son sens primitif) l’homme « libre » est celui qui n’est pas prisonnier ou esclave. La liberté est donc l’état de celui qui fait ce qu’il veut et non pas ce que veut un autre que lui ; elle est l’absence des contraintes étrangères[1]. Elle peut enfin être définie comme absence d’entraves, des contraintes, d’obstacles, des liens propres à empêcher une action. On distingue plusieurs types de liberté chez l’homme : la liberté physique (possibilité des mouvements du corps) ; liberté civile c.à.d. jouir des droits civils, n’être contraint qu’en vertu des droits réguliers ; liberté politique, consistant à jouir des droits civils, c’est-à-dire à n’être contraint que par des lois faites par les citoyens eux-mêmes ou leurs mandataires. En effet, La liberté humaine fait débat chez les philosophes depuis l’avènement de la philosophie. En Occident, le paradigme religieux théiste a profondément influencé la conception de la liberté (Thomas d’Aquin). A l’Est, les philosophes évoluant en dehors du monothéisme de l’Occident, ont développé des explications sur le fait d’être libre dans son rapport à la société et au monde naturel (voir la “Conception du monde” dans le confucianisme, le bouddhisme Zen et chez Madhyamika). Il a fallu attendre le XIXe et XXe siècle pour que soit posée de manière radicale le problème de la liberté. C’est ainsi que Jean Paul Sartre[2], philosophe existentialiste français, va même en faire la base ou le fondement de sa pensée (ou philosophie). Mais le problème qui se pose à ce niveau est celui de savoir, comment Sartre a conçu cette notion tant controversée ? Et surtout comment il l’a expliquée ou développée dans sa philosophie. Nous proposons donc dans notre travail de parcourir la thématique de la liberté chez Jean Paul Sartre et les différentes questions qui l’accompagnent. Nous commencerons par donner en premier point la conception sartrienne de l’être ou son ontologie ; ensuite, viendra une brève analyse du concept liberté chez Sartre. Et enfin viendra une approche critique à cette thématique de liberté selon Sartre. Ces trois points seront suivis d’une brève conclusion ainsi que des sources bibliographiques qui nous ont aidées à mener notre réflexion.

I.                   CONCEPTION ET SITUATION DE L’ETRE



Il s’agira dans cette partie d’étudier l’ontologie sartrienne. Dans son livre l’Etre et le Néant, Sartre s’interroge sur les modalités de l’être. Il en distingue deux : l’être en soi et l’être pour soi. Il propose aussi une troisième modalité en tant qu’extension de l’être pour soi : l’être pour autrui.

A.     Ontologie sartrienne : fondement de sa liberté


1.      L’être-en-soi 


 D’après le dictionnaire de philosophie de Christian GODIN, l’en-soi est ce qui est par lui-même, dans son essence, indépendamment de toute autre chose[3]. Chez Hegel (1770-1831), l’en-soi est le premier moment de toute réalité pensée, immédiate, non réfléchie […][4]. Pour Jean Paul Sartre, l’en-soi est l’être tel qu’il subsiste en lui-même, compact, absurde, sans conscience ni liberté et incapable de se néantiser. Ainsi donc, l’en-soi ne renvoie pas à soi comme le fait la conscience de soi. Il est pleinement ce soi, dans une identité absolue. A ce titre, il est opaque à lui-même parce qu’il est plein de lui-même, sans dedans qui l’opposerait à un dehors comme la conscience. L’en-soi désigne ainsi chez Sartre le monde des choses matérielles ou physiques [ex. la table qui est là en face de moi, le stylo etc.], un monde fixe et statique dans lequel les choses ont une essence ou une nature bien déterminée. Dans ce monde, l’essence précède l’existence. Nous voyons par là pourquoi l’existence des en-soi est passive, en ce sens qu’il ne peut se décider d’être autre chose que ce qu’il est ; une table par exemple, étant fabriquée pour une fonction bien déterminée ne peut en aucun cas modifier changer. Elle a une essence bien définie et bien précisée à l’avance par son artisan[5].

2.      L’être-pour-soi 


 Tandis que l’en-soi désigne le monde des choses matérielles, le pour-soi quant à lui est le mode d’être de l’homme, qui consiste à se rapporter  à soi dans une transparence absolue, sans jamais rien être de déterminé. L’être-pour-soi, différemment de l’être-en-soi n’a pas d’essence déterminé ; il est toujours libre de se faire autre ou il se fait lui-même son essence en existant [par ex. je ne suis pas fainéant ou méchant, c’est moi qui me fait être tel, et moi qui puis à tout moment cesser de me faire être tel]. Voilà pourquoi dans l’existentialisme est un humanisme Sartre dira : « l’homme se définit peu à peu et la définition reste toujours ouverte […] »[6]. Le pour-soi est donc pourvu d’une conscience qui fait de lui un être tout à fait particulier, il se distingue de l’en-soi. Étant donné cette conscience capable de se saisir elle-même (conscience réflexive), le pour-soi a comme principal attribut une liberté absolue. Cette liberté n’est pas une absence de contingence ou de limites, mais une possibilité infinie de choisir.

Etant « présence à soi », l’être-pour-soi implique une certaine dualité : une séparation (du moins virtuelle), un décollement de l’être par rapport à soi. On peut dire qu’une fissure s’est glissée dans l’être ; car pour être « présence à soi » il faut n’être pas soi absolument. Cette fissure séparant le sujet de lui-même n’est pas une réalité qualifiée ex. Une distance spatiale, ou un conflit intérieur ou encore coexistence de deux co-présents[7] : c’est un néant. Grâce à la conscience,  le pour-soi se met à distance de ce qu’il est et se constitue comme n’étant pas ce qu’il est ou bien (ce qui revient au même) étant ce qu’il n’est pas. On voit donc que le pour-soi est renvoi perpétuel de soi à soi, du reflet au reflétant, il est néant d’être qui vient au monde par l’être lui-même[8].  La réalité humaine est donc une poursuite éternelle d’une coïncidence avec soi qui ne peut être réalisée.

3.      L’être- pour-autrui 


L’expression « être-pour-autrui » désigne une dimension tout à fait particulière de la réalité humaine liée à l’existence d’autrui. En effet, de ce que je vis en face d’autrui, ou ce que je vis sous le regard d’autrui, il est possible de distinguer en moi ce que je suis pour moi de ce que je suis pour autrui. Voici comment Sartre lui-même l’exprime : « je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte […]. J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui »[9]. Nous voyons qu’il est tout à fait manifeste qu’autrui ne me saisit pas de la même manière que moi : tandis que j’apparais à moi-même comme sujet,  c’est comme objet que j’apparais à autrui, et mon être-pour-autrui est un être-objet. C’est à partir de là que naitra la fameuse phrase « l’enfer c’est les autres ».

4.      Les relations du pour-soi avec autrui 


Deux modes de relations à autrui sont possibles : soit je cherche à utiliser autrui comme sujet pour fonder mon être, soit je cherche à détruire autrui comme liberté. Dans le premier cas, je m’adresse à autrui en tant qu’il est un sujet : je cherche à le séduire dans sa transcendance, à obtenir de lui qu’il me veuille librement comme limitation de sa propre liberté; je cherche à me faire aimer de lui; s’il m’aime, il va me fonder comme une sorte d’absolu. Dans le second cas, autrui est sujet : je cherche à le saisir, à l’emprisonner dans sa facticité, dans son corps. Dans les deux cas, je cherche à me désaliéner, à recouvrer ma pleine liberté. Je cherche à tout prix à le vaincre.

a.      Autrui : condition de la conscience de soi


Dans l’existentialisme est un humanisme Sartre démontre que c’est par l’autre que je puis saisir réellement mon existence et accéder à une connaissance véritable de moi-même. Autrui est ce « moi qui n’est pas moi » m’aider à prendre conscience de moi. Au plus profond de ma conscience et de ma subjectivité, autrui me pénètre et me détermine. L’existence d’autrui est donc une donnée fondamentale qui m’aide à me connaitre. Voici comment il l’illustre : « […] pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à ma connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut, que pour ou contre moi »[10]. Ainsi pour Sartre, Autrui conditionne mon existence et la connaissance que j’ai de moi. Toute saisie de moi-même passe par la reconnaissance des autres. Sans mon prochain, je ne possède aucune qualité ni détermination, je ne suis rien : c’est l’autre qui me fait accéder à l’être, à la réalité. Seul lui est en mesure de me faire accéder à un jugement adéquat sur moi-même : passer par l’autre, i.e., par la médiation d’une conscience étrangère, est donc un élément décisif en ce qui concerne l’accès à ma véritable subjectivité. Plus loin dans l’Être et le néant, Sartre en donne de nombreux exemples. Nous retiendrons surtout l’expérience de la honte. Elle me découvre bien des aspects essentiels de mon être, que j'ignorerais sans autrui; Ainsi, dans les pp.298 et 316 de son œuvre, Sartre prend l’exemple d'un homme qui est en train d'épier ce qui se passe dans une chambre par le trou de la serrure, par jalousie (imaginons qu'il ait des doutes sur les relations de sa femme avec l'homme qui est entré avec elle dans cette chambre). Sartre analyse la situation en deux étapes :

1)      je suis tout entier pris par mon action, je n'en ai pas conscience; cela, parce qu'il n'y a aucun jugement de valeur; c'est un comportement neutre; Sartre dit que je suis la jalousie, mais que je ne la connais pas.

2)      Soudain, en effet, j'entends des pas dans le couloir : cela correspond à l'apparition d'autrui; alors, et alors seulement, je vais prendre conscience de moi (ici, que je suis jaloux). Que signifie en effet cette apparition? Il y a intervention d'un jugement de valeur sur mes actes. Autrui apparaît : j'ai honte. Autrui me révèle la vulgarité de mon acte, dont je n'avais pas conscience, mais que j'étais pourtant. Et je reconnais le bien-fondé de son jugement, puisque j'ai honte.

C'est donc par l'intervention d'autrui que j'ai accès à ce que je suis, autrui me révèle une dimension essentielle de mon être ; c.à.d. le vrai sens de mes actes dépend d'autrui. J'ai besoin de lui pour me connaître[11].

b.      Une relation à caractère conflictuel.


Sartre pense qu’en l’homme se trouve tapie la liberté de l’autre, menaçante et angoissante; qui exerce une activité spirituelle et veut, c.à.d. se détermine selon des motifs, soit positivement, soit négativement, à son égard. Ainsi, en nous, est inscrite la liberté des autres, en notre subjectivité gît cette image inquiétante d’un autre libre et pouvant agir contre nous : la négativité d’autrui fait partie de nous et de notre propre conscience. Nous saisissons l’autre comme liberté face à nous : il nous met donc en danger. Cette expérience est coextensive à notre conscience. Pour Sartre, cette rencontre avec l'autre se fait sur le mode du conflit.

En effet, quand je rencontre un autre homme, je me sens immédiatement menacé dans ma liberté : Autrui me fige dans mes possibilités, et me considère comme un objet. Pour lui, je ne suis que ce qu'il voit en cet instant. Cette rencontre va donc être un conflit parce que ce n'est autre que la rencontre d'une autre liberté face à moi, qui nie la mienne. Si bien que je ne suis plus, désormais, seul maître de la situation. L'expérience d'autrui, ce n'est pas l'expérience d'un objet, mais celle d'un regard, qui justement fait de moi un objet. Je saisis autrui avec évidence comme regard "regardant", et comme expérience de mon être "regardé".  Ainsi, si je veux échapper à cette condition de dépendance, où je suis en position d'esclave, il va falloir que je me fasse à mon tour regard regardant pour l'autre et que l'autre devienne donc lui-même cet objet regardé...  Nous sommes donc en présence d'un véritable et infernal duel des consciences : je redoute le jugement d'autrui car il fait de moi son objet, mais je fais aussi de lui mon objet; donc, nous nous craignons. Ainsi, comme il le dit dans sa pièce Huis-clos "l'enfer, c'est les autres". Sartre arrive ainsi à défendre la thèse selon laquelle l’intersubjectivité prend la forme du conflit. Pour lui, l’essence des rapports n’est pas la coopération, c’est le conflit. La conscience cherche à instrumentaliser autrui pour le fonder dans son être – en faire un être en-soi pour échapper à sa liberté – ou bien à neutraliser sa liberté pour qu’autrui devienne inoffensif. L’égalité des consciences est donc une illusion.

Parvenu au terme de cette analyse de l’ontologie sartrienne, nous voyons Sartre met trop l’accent sur la subjectivité, c.à.d. sur la personne consciente qu’est chaque individu humain. Nous pouvons à ce niveau affirmer, sans risque de détourner la pensée de notre Auteur, que c’est au sein même de cette subjectivité que nous retrouvons les valeurs ontologiques fondatrices de sa liberté.

            B. Condition de l’être :


            1.  l’angoisse 


 L’angoisse peut être définie comme un malaise caractérisé par un sentiment de forte peur accompagnée de sensations physiques désagréables. Chez les existentialistes en général et chez Sartre en particulier, ce mot ne désigne pas un simple sentiment subjectif et ne se confond pas avec l’anxiété ou la peur ; l’angoisse est angoisse du néant, angoisse de la liberté c.à.d. révélation de l’essence de l’essence de la subjectivité[12]. Elle est dès lors la passion de toute la philosophie de l’existence ; elle désigne l’expérience radicale de l’existence humaine. Elle est l’épreuve de cette existence comme différente de la simple vie par exemple animale. Chez Sartre l’angoisse est ce sentiment que l’homme éprouve lorsqu’il prend conscience très vive de sa liberté.

Elle survient en des moments où l’homme a l’intention que rien en lui n’est déterminé, mais que tout est suspendu à sa liberté et qu’il est entièrement responsable de lui-même. Signalons aussi que bien avant Sartre, l’existentialiste Kierkegaard affirmait déjà qu’ « exister c’est nécessairement subir le désespoir et l’angoisse »[13]. Dans le même ordre d’idée, Martin Heidegger dira que l’angoisse est l’essence même de l’homme, elle est la disposition fondamentale de l’existence humaine. Ainsi vue chez Sartre, l'angoisse demande du courage et voire même de l’audace[14], voilà pourquoi on ne peut la confondre à l’anxiété ou la peur. L’angoisse est donc chez Sartre un indice pour réveiller la conscience de la liberté. En effet pour lui, l’angoisse est la seule motivation de la liberté ; l’angoisse est ce fond inhérent à la liberté qui nait de la conscience. Quand l’autre me juge, explique Sartre, il me met en face d’une image qu’il a de moi et à laquelle je ne puis échapper. Il provoque en moi un néant. Son jugement néantise ma conscience, à savoir qu’autrui me fait prendre conscience de ce que je présente, sur le moment, à ses yeux. Il est alors impossible de me justifier, c.à.d. d’échapper à l’être-vu que je suis. Se produit ainsi un vide, une distance entre moi et moi. J’expérimente, à ce moment précis, l’angoisse : je suis envahi par le rien, par le « je suis face à moi-même » ; c’est le moment de la décision. A ce niveau, Sartre explique qu’il y a deux solutions : soit j’assume, je prends la responsabilité, à savoir j’accepte ce jugement et décide d’adopter une conduite authentique ; soit je fais preuve de la mauvaise foi en me mentant à moi-même, en me masquant ma liberté.

Voilà ce qui motive incessamment la liberté chez Sartre, ce qui lui donne cet éternel dynamisme : non pas une angoisse pathologique et manifestée, mais une angoisse au sens d’être « face à soi-même ». Je suis face au « rien », face à la « non validité de mes anciennes justifications » causée par l’autre, par le non-moi qui dérange.

            2. la mauvaise foi 


 La mauvaise foi est la fuite de la conscience devant la liberté. Elle est cette attitude que l’homme adopte en fuyant l’angoisse. Etant donné que la conscience n’a pas de fondement déterminé dans le monde, elle doit toujours chercher à  justifier cette place sans fondement qu’elle occupe.  Face à cette angoisse,  la conscience va chercher à s’aveugler ou à se mentir à elle-même et sur elle-même en se cachant sa propre liberté.

La mauvaise foi consiste en quelque sorte à faire de la conscience un en-soi ou à lui attribuer une essence. Elle est la fuite de sa responsabilité ou le refus volontaire d’assumer ses  responsabilités. Par exemple il est contingent de naitre ouvrier ou bourgeois ; la mauvaise foi dans ce cas consistera à faire de l’ouvrier ou du bourgeois mon être même, mon essence. Je joue à être bourgeois comme la table est table devant moi. Dans l’être et le néant  Sartre prend l’exemple du garçon de café[15]. Signalons que le refus de cette liberté ou la mauvaise foi conduit à l’émergence de deux types de figures chez Sartre : le salaud et le lâche.

-le salaud : est celui « qui essaie de montrer que son existence est nécessaire alors qu’elle est la contingence de son apparition sur la terre »[16].  Le salaud est celui qui refuse de se remettre en question  et s’accroche sur ce qu’il croit être le bien. Il ne justifie pas son existence par ses actions mais justifie ses actions par son existence.

-le lâche : est celui qui, par des excuses déterministes se cache sa liberté afin de se masquer l’angoisse du choix et trouve le repos et la sécurité dans la confortable illusion d’être une essence toute faite[17]. C’est le cas de ceux qui se réfugient dans leur rôle social, leur personnage, bien défini, aux contours bien précis comme ceux d’une chose fabriquée. C’est pour cette raison que J.P Sartre refuse d’être « Jean Paul Sartre prix-Nobel ».

II. LA NATURE DE LA LIBERTE CHEZ SARTRE


1.     La liberté comme refus du déterminisme.


 

L’existence peut se définir d’après le Larousse comme étant l’effet d’exister ; exister en ce sens signifiant « être actuellement » ou vivre. L’essence quant à lui vient du mot latin essentia [du verbe esse], il désigne ce qui dans l’être est intelligible et peut servir à le définir, ce qui le fait ce qu’il est c.à.d. ses attributs fondamentaux dont toutes les autres qualités dérivent. La phrase « l’existence précède l’essence » est une formule caractérisant tout l’existentialisme en général et celui de Jean Paul Sartre en particulier.

En effet, contre les visions déterministes des chrétiens (qui pensent que l’essence de l’homme précède son existence), Sartre vient rénover la vision de l’homme en soulignant son caractère radicalement différent de celui d’un objet fabriqué. Il l’illustre dans l’existentialisme est un humanisme en prenant l’exemple du coupe-papier[18]. Un objet fabriqué (coupe-papier) avant d’exister a été imaginé, conçu et voire même dessiné par un artiste ; il a été fabrique suivant un modèle et pour une fonction ou un usage bien déterminé et bien défini d’avance par son fabricant. Ainsi donc, on voit qu’avant, l’objet a été d’abord un projet, une idée, bref une essence avant d’être une existence. Signalons cependant que les penseurs essentialistes ont assimilé le rapport artisan - coupe-papier au rapport Dieu-homme : « le concept d’homme dans l’esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit industriel ; et Dieu produit l’homme en suivant des techniques et une conception exactement comme l’artisan fabrique un coupe papier suivant une définition et une technique »[19] mais quand on supprime Dieu( et le point de départ de l’existentialisme sartrien est athéisme), alors ce schéma n’a plus de sens. « Si Dieu n’existe pas, alors il y a a moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et cet être c’est l’homme […]. Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après »[20]. Ainsi, nous pouvons dire que chez l’homme, l’existence précède l’essence. « L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après son existence […] ; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » et Sartre rajoute, « tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité »[21]. Si l’existence de l’homme précède son essence, et si l’homme se définit lui-même –et que dès lors il est ce qu’il se fait- alors on peut déduire que l’homme est libre.

2.     L’homme, otage de la liberté ?


 

Avec toutes les prémisses que nous venons de voir ci-haut, on ne s’étonnera pas que l’existentialisme sartrien soit avant tout une philosophie de la liberté. Pour Sartre en effet, « la liberté humaine ne fait qu’un avec l’être du pour-soi : la réalité humaine est libre dans l’exacte mesure où elle a à être son propre néant »[22]. Nous pouvons, sans prendre le risque de détourner la pensée de l’Auteur, identifier le pour-soi à la conscience. La liberté humaine se caractérise donc par la conscience, Sartre continue en affirmant que la réalité humaine doit être son propre néant pour être libre. Ici le terme « néant » est aussi très proche de la conscience dans la mesure où ce néant, comme le décrit l’Auteur doit prendre diverses dimensions ou formes, on pourrait affirmer qu’il a un certain nombre de conditions à remplir pour que la liberté apparaisse. En premier lieu, ce néant doit, comme la conscience, avoir un devoir temporaliseur, c’est-à-dire que la réalité humaine doit toujours se trouver à distance d’elle-même, « ce qui implique qu’elle ne doit jamais se laisser déterminer par son passé »[23] ; ensuite elle doit toujours avoir conscience d’elle-même, être «présence à soi » et non pas simplement « soi » ; il faut que la conscience soit sa seule source de motivation. Enfin, la réalité humaine a à être transcendance, elle doit être un être originellement en projet, se définissant par sa fin. Ces trois aspects du néant sont trois aspects que revêt la liberté humaine dans sa réalisation.

« L’homme est condamné à être libre ; condamné parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait »[24]. Etant otage de la liberté, il porte toute la responsabilité de ses actes, et il doit aussi assumer une part de la responsabilité collective. Car, étant un être, il contribue au monde, à la société. Ce qui m’arrive, m’arrive par moi et est intégralement mien ; je ne peux en aucun cas faire porter la responsabilité à quelqu’un d’autre. Autrement dit, quand je pose un acte, je choisis mon acte parce que je me choisis ; car choisir, c’est se choisir comme le dira Sartre. A ce niveau s’il faut définir la liberté, on peut dire qu’elle est une capacité à me choisir moi-même et de différer de celui que je suis. Ainsi, si on veut changer notre condition, cela n’appartient qu’à nous. La liberté est en quelque sorte « l’étoffe de mon être » ; elle implique nécessairement et sans aucune condition la responsabilité et le choix.

La liberté à laquelle nous sommes condamnés est avant tout totale et absolue, car elle ne peut se choisir, mais elle est la condition ‘’sine qua non’’ de tout choix. A ce sujet Sartre disait déjà : « choisir de ne pas choisir c’est déjà faire un choix »[25]. Cependant il convient de signaler que bien que la liberté sartrienne soit absolue, elle ne signifie pas libertinage. Elle n’est pas une liberté arbitraire ou capricieuse et elle ne signifie pas non plus que nous sommes permis de tout faire.  Car, tout acte de mon choix doit avoir une valeur universelle dans la mesure où je considère que ce choix, s’il est responsable, est celui que doit faire n’importe quel homme, et Sartre dira à ce sujet : « je construis l’universel en me choisissant ».

En effet, la liberté de choix prôné par Sartre suppose la contingence du choix qu’il faut opérer.  On entend par « contingent » comme donnant la possibilité concrète d’opérer un choix ; sans cette contingence, il ne s’agit ni d’un choix, ni d’une liberté. Chez Sartre la contingence se confond avec la liberté ; car pour lui, l’acte d’un individu engage la personne toute entière de cet individu. Je suis lié à mon acte, ma liberté de le poser n’est rien d’autre que ma liberté d’être moi.

III. APPROCHE CRITIQUE


Nous ne pouvons effectuer un travail comme celui-ci sans présenter une approche critique. Dans cette dernière partie, il est donc important pour nous de donner des avantages ou mérites de la conception sartrienne  de la liberté humaine ; et ensuite présenter ou montrer quelques limites de cette conception.

En effet, comme nous l’avons si bien souligné dans  les parties précédentes, Sartre est avant tout un philosophe existentialiste. Et par conséquent, sa philosophie se veut une philosophie de l’action. Ainsi donc, nous disons que Sartre a le mérite d’avoir conféré à l’homme la charge et toute la responsabilité de son existence.[26] Sartre invite l’homme à travailler et à ne pas se cacher sous les confortables illusions du déterminisme. Il n’y a donc  aucune  cause de ne pas agir. L’homme doit s’engager et assumer toute ses responsabilités et sans aucune excuse. Un autre mérite de Sartre est celui d’avoir placé l’homme comme responsable non seulement de ses actes individuels, mais aussi et surtout de ceux de l’humanité tout entière : chacun est responsable de tous ; l’homme se choisit tout en choisissant les autres. L’acte humain est d’ abord individuel  pour avoir une résonnance collective ensuite. Sartre ne cesse de souligner que chacun en agissant, pose des valeurs et en ce sens n’est plus seulement, responsable de lui mais de toute l’humanité puisqu’ il affirme ses valeurs comme exemplaires. Il l’exprime en ces termes : « Il n’est pas de nos actes, en créant l’homme que nous voulons être (…) ». [27] On voit ici que Sartre, à la manière kantienne,  exhorte l’homme  à être cohérent et honnête avec lui-même

Cependant, bien que la pensée de Sartre soit pleine de mérites, il convient aussi pour nous d’en ressortir quelques limites que nous avons pu y trouver  à notre niveau.  En effet, Sartre a oublié ou a mis de côté certains facteurs bien importants pour parler de la liberté de la personne humaine. L’homme est impuissant  car il n’a pas le choix total de sa vie comme le pense Sartre, il ne peut pas échapper à sa condition, à sa classe, à sa famille car c’est  la nature qui décide et lui impose ses normes[28]. En effet, l’homme ne choisit pas par exemple sa date de naissance, ses parents, son milieu de vie pas plus que son milieu social. Ainsi, dès sa naissance, il est dans une situation qu’ il ne peut modifier, il ne peut pas se changer pour devenir ce qu’il voudrait bien être : «  Je nais ouvrier , français , tuberculeux,…etc. »  De même  nous sommes déterminés par notre programme génétique  hérité de, nos  parents( hérédité),  par  nos besoins vitaux comme nos appétits : nous ne choisissons pas d’ avoir ce physique et d’ être conditionné par  des lois naturelles qui nous imposent certaines  actions comme manger,  boire , dormir.

D’autre part, le milieu dans lequel nous vivons comporte des règles, des normes à respecter, et la fait que nous soyons inclus dans ce milieu nous pousse d’agir e conséquence. D’une certaine manière il détermine ce que l’on va devenir, car on intègre ses aspects comme normaux et par habitude nous les suivons.la langue, la culture et l’histoire de notre collectivité ne peuvent être occultées car elles ont bâtie ce que nous sommes aujourd’hui, c’est pourquoi nous respectons ces principes et  alignons  notre vision sur ce milieu. Nos opinions sont règlementées par notre environnement et par la pensée de notre entourage, c’est pourquoi notre milieu de vie détermine notre vision du monde. Prenons pour exemple le milieu social ; c’est un facteur essentiel qui joue sur l’avenir professionnel d’un enfant : si les parents sont ouvriers ils n’ont pas les mêmes moyens d’offrir des études à leurs enfants que des parents cadres ou riches. Ainsi notre réussite est conditionnée en quelque sorte par ce milieu dans lequel nous sommes nés.

Parmi d’autres reproches que nous pouvons formuler à Sartre, c’est la divinisation de l’homme conduisant celui-ci à un athéisme. En effet, Sartre tue Dieu et le remplace par l’homme ; un homme qu’il croit capable de se réaliser sans aucune intervention de Dieu.

CONCLUSION


Parvenu au terme de notre réflexion, nous rappelons qu’il a été pour nous question tout au long de ce travail d’étudier la thématique de la liberté dans la perspective sartrienne en vue d’en dégager les fondements. Nous avons premièrement parlé de la conception et  situation de l’être ; ensuite est venue la notion même de la liberté chez Sartre ; et enfin nous avons tenté de donner une approche critique à cette pensée. Après cette étude, nous pouvons affirmer que la liberté chez Sartre n’est pas quelque chose d’extérieur à nous ; elle est en nous ou pour prendre ses propres paroles, «elle est même la nature de l’homme ». Etant intrinsèque en l’homme, la liberté ne peut ni s’acheter ou se mériter ; elle est inscrite au cœur même de l’homme. Elle n’est concevable chez Sartre qu’en termes de projet ou de fin de l’individu. La philosophie de Sartre étant existentialiste, c.à.d. reposant sur la personne consciente qu’est chaque individu humain, nous trouvons que c’est au sein de cette subjectivité que nous pouvons trouver les fondements ontologiques de la liberté sartrienne.

BIBLIOGRAPHIE



JOLIVET Regis, les doctrines existentialistes de Kierkegaard à Jean Paul Sartre, Lyon, Fontenelle, 376p.

LALANDE André, vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Quadrige/PUF, 2002, 1325p.

SARTRE Jean Paul, l’être et le néant, Paris, Gallimard, 1948, 722p.

        L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, 144p.

VERGEZ André et HUISMAN Denis, Histoire de la philosophie illustrée par les textes, Paris, Fernand Nathan, 1966, 446p.

Sommaire



0.       INTRODUCTION.. 1



       1.L’être-en-soi 2

       2.l’être-pour-soi 2

       3.l’être- pour-autrui 3



            1.  l’angoisse. 6

            2.la mauvaise foi 7











[1] A. Lalande, vocabulaire critique et technique de la philosophie, Paris, PUF, 2002, p.568
[2] Philosophe français du 20è siècle né en 1905 et mort en 1980
[3] G. Christian, dictionnaire de philosophie, p.411
[4] Ibidem. citant Hegel.
[5]Cf. J.P Sartre, l’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970 pp.17-18.
[6]J.P Sartre Ibidem. p.21
[7] Jolivet, les existentialistes de Kierkegaard à J.P Sartre, Lyon, Fontenelle, p.181.
[8] Ibidem.
[9] J.P Sartre, Etre et le néant  p. 266 cité par Jean Pierre Zarader, le vocabulaire des philosophes, p.430
[10] JP Sartre Op. Cit, p 66.
[11] cf. "autrui est le médiateur entre moi et moi-même" (p.260)
[12]Jolivet, op. Cit. p.192.
[13] Kierkegaard, post-scriptum aux miettes philosophiques, cité par A. Jolivet, ibidem, p.53.
[14]Cf.  Sartre, op.cit., pp.32-33.
[15] J.P Sartre, l’être et le néant, Paris, Gallimard, 1948, p.213
[16] J.P Sartre, ibidem. p. 218
[17]A. Vergez, Histoire des philosophes illustrés par des textes, paris, Fernand Nathan, 1966, p.319
[18] J.P Sartre, op.cit., pp.17-18.
[19] ibidem. pp.19-20
[20] ibidem. p.21
[21] Ibidem. p 22
[22] JP Sartre, op.cit., p. 529
[23] Ibidem.
[24] JP Sartre, l’existentialisme est un humanisme, p.37
[25] JP Sartre, ibidem, p.39
[26] Voir infra p.8
[27] JP Sartre, op.cit. p.27
[28] Cf. la vision stoïcienne