INTRODUCTION
D’après le vocabulaire technique et critique
de la philosophie d’André LALANDE, le mot liberté peut se définir (dans son
sens primitif) l’homme « libre » est celui qui n’est pas prisonnier
ou esclave. La liberté est donc l’état de celui qui fait ce qu’il veut et non
pas ce que veut un autre que lui ; elle est l’absence des contraintes
étrangères[1].
Elle peut enfin être définie comme absence d’entraves, des contraintes, d’obstacles,
des liens propres à empêcher une action. On distingue plusieurs types de
liberté chez l’homme : la liberté physique (possibilité des mouvements du
corps) ; liberté civile c.à.d. jouir des droits civils, n’être contraint qu’en
vertu des droits réguliers ; liberté politique, consistant à jouir des
droits civils, c’est-à-dire à n’être contraint que par des lois faites par les
citoyens eux-mêmes ou leurs mandataires. En effet, La
liberté humaine fait débat chez les philosophes depuis l’avènement de
la philosophie. En Occident, le paradigme religieux théiste a profondément
influencé la conception de la liberté (Thomas d’Aquin). A l’Est, les
philosophes évoluant en dehors du monothéisme de
l’Occident, ont développé des explications sur le fait d’être libre dans son
rapport à la société et au monde naturel (voir la “Conception du monde” dans le
confucianisme, le bouddhisme Zen et chez Madhyamika). Il a fallu attendre le
XIXe et XXe siècle pour que soit posée de manière radicale le problème de la
liberté. C’est ainsi que Jean Paul Sartre[2],
philosophe existentialiste français, va même en faire la base ou le fondement
de sa pensée (ou philosophie). Mais le problème qui se pose à ce niveau est
celui de savoir, comment Sartre a conçu cette notion tant controversée ?
Et surtout comment il l’a expliquée ou développée dans sa philosophie. Nous
proposons donc dans notre travail de parcourir la thématique de la liberté chez
Jean Paul Sartre et les différentes questions qui l’accompagnent. Nous
commencerons par donner en premier point la conception sartrienne de l’être ou
son ontologie ; ensuite, viendra une brève analyse du concept liberté chez
Sartre. Et enfin viendra une approche critique à cette thématique de liberté
selon Sartre. Ces trois points seront suivis d’une brève conclusion ainsi que des
sources bibliographiques qui nous ont aidées à mener notre réflexion.
I.
CONCEPTION ET SITUATION DE L’ETRE
Il s’agira dans cette partie d’étudier
l’ontologie sartrienne. Dans son livre l’Etre
et le Néant, Sartre s’interroge sur les modalités de l’être. Il en
distingue deux : l’être en soi et l’être pour soi. Il propose aussi une
troisième modalité en tant qu’extension de l’être pour soi : l’être pour
autrui.
A. Ontologie sartrienne : fondement de sa liberté
1. L’être-en-soi
D’après le dictionnaire de philosophie de
Christian GODIN, l’en-soi est ce qui est par lui-même, dans son essence,
indépendamment de toute autre chose[3].
Chez Hegel (1770-1831), l’en-soi est le premier moment de toute réalité pensée,
immédiate, non réfléchie […][4].
Pour Jean Paul Sartre, l’en-soi est l’être tel qu’il subsiste en lui-même,
compact, absurde, sans conscience ni liberté et incapable de se néantiser.
Ainsi donc, l’en-soi ne renvoie pas à soi comme le fait la conscience de soi.
Il est pleinement ce soi, dans une identité absolue. A ce titre, il est opaque
à lui-même parce qu’il est plein de lui-même, sans dedans qui l’opposerait à un
dehors comme la conscience. L’en-soi désigne ainsi chez Sartre le monde des
choses matérielles ou physiques [ex. la table qui est là en face de moi, le
stylo etc.], un monde fixe et statique dans lequel les choses ont une essence
ou une nature bien déterminée. Dans ce monde, l’essence précède l’existence.
Nous voyons par là pourquoi l’existence des en-soi est passive, en ce sens
qu’il ne peut se décider d’être autre chose que ce qu’il est ; une table
par exemple, étant fabriquée pour une fonction bien déterminée ne peut en aucun
cas modifier changer. Elle a une essence bien définie et bien précisée à
l’avance par son artisan[5].
2. L’être-pour-soi
Tandis que l’en-soi désigne le monde des
choses matérielles, le pour-soi quant à lui est le mode d’être de l’homme, qui
consiste à se rapporter à soi dans une
transparence absolue, sans jamais rien être de déterminé. L’être-pour-soi, différemment
de l’être-en-soi n’a pas d’essence déterminé ; il est toujours libre de se
faire autre ou il se fait lui-même son essence en existant [par ex. je ne suis
pas fainéant ou méchant, c’est moi qui me fait être tel, et moi qui puis à tout
moment cesser de me faire être tel]. Voilà pourquoi dans l’existentialisme est
un humanisme Sartre dira : « l’homme se définit peu à peu et la
définition reste toujours ouverte […] »[6].
Le pour-soi est donc pourvu d’une conscience qui fait de lui un être tout à
fait particulier, il se distingue de l’en-soi. Étant donné cette conscience
capable de se saisir elle-même (conscience réflexive), le pour-soi a comme
principal attribut une liberté absolue. Cette liberté n’est pas une absence de
contingence ou de limites, mais une possibilité infinie de choisir.
Etant « présence à soi »,
l’être-pour-soi implique une certaine dualité : une séparation (du moins
virtuelle), un décollement de l’être par rapport à soi. On peut dire qu’une
fissure s’est glissée dans l’être ; car pour être « présence à
soi » il faut n’être pas soi absolument. Cette fissure séparant le sujet
de lui-même n’est pas une réalité qualifiée ex. Une distance spatiale, ou un
conflit intérieur ou encore coexistence de deux co-présents[7] :
c’est un néant. Grâce à la conscience,
le pour-soi se met à distance de ce qu’il est et se constitue comme
n’étant pas ce qu’il est ou bien (ce qui revient au même) étant ce qu’il n’est
pas. On voit donc que le pour-soi est renvoi perpétuel de soi à soi, du reflet
au reflétant, il est néant d’être qui vient au monde par l’être lui-même[8]. La réalité humaine est donc une poursuite
éternelle d’une coïncidence avec soi qui ne peut être réalisée.
3. L’être- pour-autrui
L’expression
« être-pour-autrui » désigne une dimension tout à fait particulière
de la réalité humaine liée à l’existence d’autrui. En effet, de ce que je vis
en face d’autrui, ou ce que je vis sous le regard d’autrui, il est possible de
distinguer en moi ce que je suis pour moi de ce que je suis pour autrui. Voici
comment Sartre lui-même l’exprime : « je viens de faire un geste
maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le
blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici
que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup
toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte […]. J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui »[9].
Nous voyons qu’il est tout à fait manifeste qu’autrui ne me saisit pas de la
même manière que moi : tandis que j’apparais à moi-même comme sujet, c’est comme objet que j’apparais à autrui, et
mon être-pour-autrui est un être-objet. C’est à partir de là que naitra la
fameuse phrase « l’enfer c’est les autres ».
4. Les relations du pour-soi avec autrui
Deux modes de relations à autrui sont
possibles : soit je cherche à utiliser autrui comme sujet pour fonder mon être,
soit je cherche à détruire autrui comme liberté. Dans le premier cas, je
m’adresse à autrui en tant qu’il est un sujet : je cherche à le séduire dans sa
transcendance, à obtenir de lui qu’il me veuille librement comme limitation de
sa propre liberté; je cherche à me faire aimer de lui; s’il m’aime, il va me
fonder comme une sorte d’absolu. Dans le second cas, autrui est sujet : je
cherche à le saisir, à l’emprisonner dans sa facticité, dans son corps. Dans
les deux cas, je cherche à me désaliéner, à recouvrer ma pleine liberté. Je
cherche à tout prix à le vaincre.
a.
Autrui :
condition de la conscience de soi
Dans l’existentialisme
est un humanisme Sartre démontre que c’est par l’autre que je puis
saisir réellement mon existence et accéder à une connaissance véritable de
moi-même. Autrui est ce « moi qui n’est pas moi » m’aider à prendre
conscience de moi. Au plus profond de ma conscience et de ma subjectivité,
autrui me pénètre et me détermine. L’existence d’autrui est donc une donnée fondamentale
qui m’aide à me connaitre. Voici comment il l’illustre : «
[…] pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par
l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à
ma connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon
intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de
moi, qui ne pense, et qui ne veut, que pour ou contre moi »[10].
Ainsi pour Sartre, Autrui conditionne mon existence et la connaissance que j’ai
de moi. Toute saisie de moi-même passe par la reconnaissance des autres. Sans
mon prochain, je ne possède aucune qualité ni détermination, je ne suis rien :
c’est l’autre qui me fait accéder à l’être, à la réalité. Seul lui est en
mesure de me faire accéder à un jugement adéquat sur moi-même : passer par
l’autre, i.e., par la médiation d’une conscience étrangère, est donc un élément
décisif en ce qui concerne l’accès à ma véritable subjectivité. Plus loin dans
l’Être et le néant, Sartre en donne de nombreux exemples. Nous
retiendrons surtout l’expérience de la honte. Elle me découvre bien des aspects
essentiels de mon être, que j'ignorerais sans autrui; Ainsi, dans les
pp.298 et 316 de son œuvre, Sartre prend l’exemple d'un homme qui est en train
d'épier ce qui se passe dans une chambre par le trou de la serrure, par
jalousie (imaginons qu'il ait des doutes sur les relations de sa femme avec
l'homme qui est entré avec elle dans cette chambre). Sartre analyse la
situation en deux étapes :
1) je suis tout
entier pris par mon action, je n'en ai pas conscience; cela, parce qu'il n'y a
aucun jugement de valeur; c'est un comportement neutre; Sartre dit que je suis
la jalousie, mais que je ne la connais pas.
2) Soudain, en
effet, j'entends des pas dans le couloir : cela correspond à l'apparition
d'autrui; alors, et alors seulement, je vais prendre conscience de moi (ici,
que je suis jaloux). Que signifie en effet cette apparition? Il y a
intervention d'un jugement de valeur sur mes actes. Autrui apparaît : j'ai
honte. Autrui me révèle la vulgarité de mon acte, dont je n'avais pas
conscience, mais que j'étais pourtant. Et je reconnais le bien-fondé de son
jugement, puisque j'ai honte.
C'est donc par l'intervention d'autrui que j'ai accès
à ce que je suis, autrui me révèle une dimension essentielle de mon être ;
c.à.d. le vrai sens de mes actes dépend d'autrui. J'ai besoin de lui pour me
connaître[11].
b.
Une relation à
caractère conflictuel.
Sartre pense qu’en l’homme se trouve tapie la liberté
de l’autre, menaçante et angoissante; qui exerce une activité spirituelle et
veut, c.à.d. se détermine selon des motifs, soit positivement, soit
négativement, à son égard. Ainsi, en nous, est inscrite la liberté des autres,
en notre subjectivité gît cette image inquiétante d’un autre libre et pouvant
agir contre nous : la négativité d’autrui fait partie de nous et de notre
propre conscience. Nous saisissons l’autre comme liberté face à nous : il nous
met donc en danger. Cette expérience est coextensive à notre conscience. Pour
Sartre, cette rencontre avec l'autre se fait sur le mode du conflit.
En effet, quand je rencontre un autre homme, je me
sens immédiatement menacé dans ma liberté : Autrui me fige dans mes
possibilités, et me considère comme un objet. Pour lui, je ne suis que ce qu'il
voit en cet instant. Cette rencontre va donc être un conflit parce que ce n'est
autre que la rencontre d'une autre liberté face à moi, qui nie la mienne. Si
bien que je ne suis plus, désormais, seul maître de la situation. L'expérience
d'autrui, ce n'est pas l'expérience d'un objet, mais celle d'un regard, qui
justement fait de moi un objet. Je saisis autrui avec évidence comme regard
"regardant", et comme expérience de mon être
"regardé". Ainsi, si je veux
échapper à cette condition de dépendance, où je suis en position d'esclave, il
va falloir que je me fasse à mon tour regard regardant pour l'autre et que
l'autre devienne donc lui-même cet objet regardé... Nous sommes donc en présence d'un véritable
et infernal duel des consciences : je redoute le jugement d'autrui car il fait
de moi son objet, mais je fais aussi de lui mon objet; donc, nous nous
craignons. Ainsi, comme il le dit dans sa pièce Huis-clos "l'enfer,
c'est les autres". Sartre arrive
ainsi à défendre la thèse selon laquelle l’intersubjectivité prend la forme du
conflit. Pour lui, l’essence des rapports n’est pas la coopération, c’est le
conflit. La conscience cherche à instrumentaliser autrui pour le fonder dans
son être – en faire un être en-soi pour échapper à sa liberté – ou bien à
neutraliser sa liberté pour qu’autrui devienne inoffensif. L’égalité des consciences est donc une
illusion.
Parvenu au terme de cette
analyse de l’ontologie sartrienne, nous voyons Sartre met trop l’accent sur la
subjectivité, c.à.d. sur la personne consciente qu’est chaque individu humain.
Nous pouvons à ce niveau affirmer, sans risque de détourner la pensée de notre
Auteur, que c’est au sein même de cette subjectivité que nous retrouvons les
valeurs ontologiques fondatrices de sa liberté.
B.
Condition de l’être :
1. l’angoisse
L’angoisse peut être définie comme un malaise
caractérisé par un sentiment de forte peur accompagnée de sensations physiques
désagréables. Chez les existentialistes en général et chez Sartre en
particulier, ce mot ne désigne pas un simple sentiment subjectif et ne se
confond pas avec l’anxiété ou la peur ; l’angoisse est angoisse du néant,
angoisse de la liberté c.à.d. révélation de l’essence de l’essence de la
subjectivité[12].
Elle est dès lors la passion de toute la philosophie de l’existence ; elle
désigne l’expérience radicale de l’existence humaine. Elle est l’épreuve de
cette existence comme différente de la simple vie par exemple animale. Chez
Sartre l’angoisse est ce sentiment que l’homme éprouve lorsqu’il prend
conscience très vive de sa liberté.
Elle survient en des moments où l’homme a l’intention
que rien en lui n’est déterminé, mais que tout est suspendu à sa liberté et
qu’il est entièrement responsable de lui-même. Signalons aussi que bien avant
Sartre, l’existentialiste Kierkegaard affirmait déjà qu’ « exister
c’est nécessairement subir le désespoir et l’angoisse »[13].
Dans le même ordre d’idée, Martin Heidegger dira que l’angoisse est l’essence
même de l’homme, elle est la disposition fondamentale de l’existence humaine.
Ainsi vue chez Sartre, l'angoisse demande du courage et voire même de l’audace[14],
voilà pourquoi on ne peut la confondre à l’anxiété ou la peur. L’angoisse est
donc chez Sartre un indice pour réveiller la conscience de la liberté. En effet
pour lui, l’angoisse est la seule motivation de la liberté ; l’angoisse
est ce fond inhérent à la liberté qui nait de la conscience. Quand l’autre me
juge, explique Sartre, il me met en face d’une image qu’il a de moi et à
laquelle je ne puis échapper. Il provoque en moi un néant. Son jugement
néantise ma conscience, à savoir qu’autrui me fait prendre conscience de ce que
je présente, sur le moment, à ses yeux. Il est alors impossible de me
justifier, c.à.d. d’échapper à l’être-vu que je suis. Se produit ainsi un vide,
une distance entre moi et moi. J’expérimente, à ce moment précis,
l’angoisse : je suis envahi par le rien, par le « je suis face à
moi-même » ; c’est le moment de la décision. A ce niveau, Sartre
explique qu’il y a deux solutions : soit j’assume, je prends la
responsabilité, à savoir j’accepte ce jugement et décide d’adopter une conduite
authentique ; soit je fais preuve de la mauvaise foi en me mentant à
moi-même, en me masquant ma liberté.
Voilà ce qui motive incessamment la liberté chez
Sartre, ce qui lui donne cet éternel dynamisme : non pas une angoisse
pathologique et manifestée, mais une angoisse au sens d’être « face à
soi-même ». Je suis face au « rien », face à la « non
validité de mes anciennes justifications » causée par l’autre, par le
non-moi qui dérange.
2. la mauvaise foi
La mauvaise foi est la fuite de la conscience
devant la liberté. Elle est cette attitude que l’homme adopte en fuyant
l’angoisse. Etant donné que la conscience n’a pas de fondement déterminé dans
le monde, elle doit toujours chercher à
justifier cette place sans fondement qu’elle occupe. Face à cette angoisse, la conscience va chercher à s’aveugler ou à
se mentir à elle-même et sur elle-même en se cachant sa propre liberté.
La mauvaise foi consiste en quelque
sorte à faire de la conscience un en-soi ou à lui attribuer une essence. Elle
est la fuite de sa responsabilité ou le refus volontaire d’assumer ses responsabilités. Par exemple il est
contingent de naitre ouvrier ou bourgeois ; la mauvaise foi dans ce cas
consistera à faire de l’ouvrier ou du bourgeois mon être même, mon essence. Je
joue à être bourgeois comme la table est table devant moi. Dans l’être et le néant Sartre prend l’exemple du garçon de café[15].
Signalons que le refus de cette liberté ou la mauvaise foi conduit à
l’émergence de deux types de figures chez Sartre : le salaud et le lâche.
-le salaud : est celui « qui essaie de montrer que son existence est nécessaire
alors qu’elle est la contingence de son apparition sur la terre »[16]. Le salaud est celui qui refuse de se remettre
en question et s’accroche sur ce qu’il
croit être le bien. Il ne justifie pas son existence par ses actions mais
justifie ses actions par son existence.
-le lâche : est celui qui, par des excuses déterministes se cache sa liberté afin de
se masquer l’angoisse du choix et trouve le repos et la sécurité dans la
confortable illusion d’être une essence toute faite[17].
C’est le cas de ceux qui se réfugient dans leur rôle social, leur personnage,
bien défini, aux contours bien précis comme ceux d’une chose fabriquée. C’est
pour cette raison que J.P Sartre refuse d’être « Jean Paul Sartre
prix-Nobel ».
II. LA NATURE DE LA LIBERTE CHEZ SARTRE
1. La liberté comme refus du déterminisme.
L’existence peut se définir d’après
le Larousse comme étant l’effet d’exister ; exister en ce sens signifiant
« être actuellement » ou vivre. L’essence quant à lui vient du mot
latin essentia [du verbe esse], il désigne ce qui dans l’être est intelligible
et peut servir à le définir, ce qui le fait ce qu’il est c.à.d. ses attributs
fondamentaux dont toutes les autres qualités dérivent. La phrase « l’existence
précède l’essence » est une formule caractérisant tout l’existentialisme
en général et celui de Jean Paul Sartre en particulier.
En effet, contre les visions
déterministes des chrétiens (qui pensent que l’essence de l’homme précède son
existence), Sartre vient rénover la vision de l’homme en soulignant son
caractère radicalement différent de celui d’un objet fabriqué. Il l’illustre
dans l’existentialisme est un humanisme
en prenant l’exemple du coupe-papier[18].
Un objet fabriqué (coupe-papier) avant d’exister a été imaginé, conçu et voire
même dessiné par un artiste ; il a été fabrique suivant un modèle et pour
une fonction ou un usage bien déterminé et bien défini d’avance par son
fabricant. Ainsi donc, on voit qu’avant, l’objet a été d’abord un projet, une
idée, bref une essence avant d’être une existence. Signalons cependant que les
penseurs essentialistes ont assimilé le rapport artisan - coupe-papier au
rapport Dieu-homme : « le concept d’homme dans l’esprit de Dieu est
assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit industriel ; et Dieu
produit l’homme en suivant des techniques et une conception exactement comme
l’artisan fabrique un coupe papier suivant une définition et une
technique »[19] mais
quand on supprime Dieu( et le point de départ de l’existentialisme sartrien est
athéisme), alors ce schéma n’a plus de sens. « Si Dieu n’existe pas, alors
il y a a moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui
existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et cet être c’est
l’homme […]. Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit
dans le monde, et qu’il se définit après »[20].
Ainsi, nous pouvons dire que chez l’homme, l’existence précède l’essence.
« L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut,
et comme il se conçoit après son existence […] ; l’homme n’est rien
d’autre que ce qu’il se fait » et Sartre rajoute, « tel est le
premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la
subjectivité »[21].
Si l’existence de l’homme précède son essence, et si l’homme se définit
lui-même –et que dès lors il est ce qu’il se fait- alors on peut déduire que
l’homme est libre.
2. L’homme, otage de la liberté ?
Avec toutes les prémisses que nous venons de
voir ci-haut, on ne s’étonnera pas que l’existentialisme sartrien soit avant
tout une philosophie de la liberté. Pour Sartre en effet, « la liberté
humaine ne fait qu’un avec l’être du pour-soi : la réalité humaine est
libre dans l’exacte mesure où elle a à être son propre néant »[22].
Nous pouvons, sans prendre le risque de détourner la pensée de l’Auteur,
identifier le pour-soi à la conscience. La liberté humaine se caractérise donc
par la conscience, Sartre continue en affirmant que la réalité humaine doit
être son propre néant pour être libre. Ici le terme « néant » est
aussi très proche de la conscience dans la mesure où ce néant, comme le décrit
l’Auteur doit prendre diverses dimensions ou formes, on pourrait affirmer qu’il
a un certain nombre de conditions à remplir pour que la liberté apparaisse. En
premier lieu, ce néant doit, comme la conscience, avoir un devoir temporaliseur,
c’est-à-dire que la réalité humaine doit toujours se trouver à distance
d’elle-même, « ce qui implique qu’elle ne doit jamais se laisser
déterminer par son passé »[23] ;
ensuite elle doit toujours avoir conscience d’elle-même, être «présence à
soi » et non pas simplement « soi » ; il faut que la
conscience soit sa seule source de motivation. Enfin, la réalité humaine a à
être transcendance, elle doit être un être originellement en projet, se
définissant par sa fin. Ces trois aspects du néant sont trois aspects que revêt
la liberté humaine dans sa réalisation.
« L’homme est condamné à être
libre ; condamné parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs
cependant libre parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de
tout ce qu’il fait »[24].
Etant otage de la liberté, il porte toute la responsabilité de ses actes, et il
doit aussi assumer une part de la responsabilité collective. Car, étant un
être, il contribue au monde, à la société. Ce qui m’arrive, m’arrive par moi et
est intégralement mien ; je ne peux en aucun cas faire porter la
responsabilité à quelqu’un d’autre. Autrement dit, quand je pose un acte, je
choisis mon acte parce que je me choisis ; car choisir, c’est se choisir
comme le dira Sartre. A ce niveau s’il faut définir la liberté, on peut dire
qu’elle est une capacité à me choisir moi-même et de différer de celui que je
suis. Ainsi, si on veut changer notre condition, cela n’appartient qu’à nous.
La liberté est en quelque sorte « l’étoffe de mon être » ; elle
implique nécessairement et sans aucune condition la responsabilité et le choix.
La liberté à laquelle nous sommes condamnés
est avant tout totale et absolue, car elle ne peut se choisir,
mais elle est la condition ‘’sine qua non’’
de tout choix. A ce sujet Sartre disait déjà : « choisir de ne pas
choisir c’est déjà faire un choix »[25].
Cependant il convient de signaler que bien que la liberté sartrienne soit
absolue, elle ne signifie pas libertinage. Elle n’est pas une liberté
arbitraire ou capricieuse et elle ne signifie pas non plus que nous sommes
permis de tout faire. Car, tout acte de
mon choix doit avoir une valeur universelle dans la mesure où je considère que
ce choix, s’il est responsable, est celui que doit faire n’importe quel homme,
et Sartre dira à ce sujet : « je construis l’universel en me
choisissant ».
En effet, la liberté de choix prôné par Sartre
suppose la contingence du choix qu’il faut opérer. On entend par « contingent » comme
donnant la possibilité concrète d’opérer un choix ; sans cette
contingence, il ne s’agit ni d’un choix, ni d’une liberté. Chez Sartre la
contingence se confond avec la liberté ; car pour lui, l’acte d’un
individu engage la personne toute entière de cet individu. Je suis lié à mon
acte, ma liberté de le poser n’est rien d’autre que ma liberté d’être moi.
III. APPROCHE CRITIQUE
Nous
ne pouvons effectuer un travail comme celui-ci sans présenter une approche
critique. Dans cette dernière partie, il est donc important pour nous de donner
des avantages ou mérites de la conception sartrienne de la liberté humaine ; et ensuite
présenter ou montrer quelques limites de cette conception.
En
effet, comme nous l’avons si bien souligné dans les parties précédentes,
Sartre est avant tout un philosophe existentialiste. Et par conséquent, sa
philosophie se veut une philosophie de l’action. Ainsi donc, nous disons que
Sartre a le mérite d’avoir conféré à l’homme la charge et toute la
responsabilité de son existence.[26]
Sartre invite l’homme à travailler et à ne pas se cacher sous les confortables
illusions du déterminisme. Il n’y a donc
aucune cause de ne pas agir.
L’homme doit s’engager et assumer toute ses responsabilités et sans aucune
excuse. Un autre mérite de Sartre est celui d’avoir placé l’homme comme
responsable non seulement de ses actes individuels, mais aussi et surtout de
ceux de l’humanité tout entière : chacun est responsable de tous ;
l’homme se choisit tout en choisissant les autres. L’acte humain est d’ abord
individuel pour avoir une résonnance
collective ensuite. Sartre ne cesse de souligner que chacun en agissant, pose
des valeurs et en ce sens n’est plus seulement, responsable de lui mais de
toute l’humanité puisqu’ il affirme ses valeurs comme exemplaires. Il l’exprime
en ces termes : « Il n’est pas de nos actes, en créant l’homme
que nous voulons être (…) ». [27]
On voit ici que Sartre, à la manière kantienne,
exhorte l’homme à être cohérent
et honnête avec lui-même
Cependant,
bien que la pensée de Sartre soit pleine de mérites, il convient aussi pour
nous d’en ressortir quelques limites que nous avons pu y trouver à notre niveau. En effet, Sartre a oublié ou a mis de côté
certains facteurs bien importants pour parler de la liberté de la personne
humaine. L’homme est impuissant car il
n’a pas le choix total de sa vie comme le pense Sartre, il ne peut pas échapper
à sa condition, à sa classe, à sa famille car c’est la nature qui décide et lui impose ses normes[28].
En effet, l’homme ne choisit pas par exemple sa date de naissance, ses parents,
son milieu de vie pas plus que son milieu social. Ainsi, dès sa naissance, il
est dans une situation qu’ il ne peut modifier, il ne peut pas se changer pour
devenir ce qu’il voudrait bien être : « Je nais ouvrier , français ,
tuberculeux,…etc. » De même nous sommes déterminés par notre programme
génétique hérité de, nos parents( hérédité), par
nos besoins vitaux comme nos appétits : nous ne choisissons pas d’
avoir ce physique et d’ être conditionné par
des lois naturelles qui nous imposent certaines actions comme manger, boire , dormir.
D’autre
part, le milieu dans lequel nous vivons comporte des règles, des normes à
respecter, et la fait que nous soyons inclus dans ce milieu nous pousse d’agir
e conséquence. D’une certaine manière il détermine ce que l’on va devenir, car
on intègre ses aspects comme normaux et par habitude nous les suivons.la
langue, la culture et l’histoire de notre collectivité ne peuvent être
occultées car elles ont bâtie ce que nous sommes aujourd’hui, c’est pourquoi
nous respectons ces principes et
alignons notre vision sur ce milieu.
Nos opinions sont règlementées par notre environnement et par la pensée de
notre entourage, c’est pourquoi notre milieu de vie détermine notre vision du
monde. Prenons pour exemple le milieu social ; c’est un facteur essentiel
qui joue sur l’avenir professionnel d’un enfant : si les parents sont
ouvriers ils n’ont pas les mêmes moyens d’offrir des études à leurs enfants que
des parents cadres ou riches. Ainsi notre réussite est conditionnée en quelque
sorte par ce milieu dans lequel nous sommes nés.
Parmi
d’autres reproches que nous pouvons formuler à Sartre, c’est la divinisation de
l’homme conduisant celui-ci à un athéisme. En effet, Sartre tue Dieu et le
remplace par l’homme ; un homme qu’il croit capable de se réaliser sans
aucune intervention de Dieu.
CONCLUSION
Parvenu
au terme de notre réflexion, nous rappelons qu’il a été pour nous question tout
au long de ce travail d’étudier la thématique de la liberté dans la perspective
sartrienne en vue d’en dégager les fondements. Nous avons premièrement parlé de
la conception et situation de
l’être ; ensuite est venue la notion même de la liberté chez Sartre ;
et enfin nous avons tenté de donner une approche critique à cette pensée. Après
cette étude, nous pouvons affirmer que la liberté chez Sartre n’est pas quelque
chose d’extérieur à nous ; elle est en nous ou pour prendre ses propres
paroles, «elle est même la nature de l’homme ». Etant intrinsèque en
l’homme, la liberté ne peut ni s’acheter ou se mériter ; elle est inscrite
au cœur même de l’homme. Elle n’est concevable chez Sartre qu’en termes de
projet ou de fin de l’individu. La philosophie de Sartre étant existentialiste,
c.à.d. reposant sur la personne consciente qu’est chaque individu humain, nous
trouvons que c’est au sein de cette subjectivité que nous pouvons trouver les
fondements ontologiques de la liberté sartrienne.
BIBLIOGRAPHIE
JOLIVET Regis, les doctrines existentialistes de Kierkegaard à Jean Paul Sartre,
Lyon, Fontenelle, 376p.
LALANDE André, vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris,
Quadrige/PUF, 2002, 1325p.
SARTRE Jean Paul, l’être et le néant, Paris, Gallimard, 1948, 722p.
L’existentialisme est un humanisme,
Paris, Nagel, 1970, 144p.
VERGEZ André et HUISMAN Denis, Histoire de la philosophie illustrée par
les textes, Paris, Fernand Nathan, 1966, 446p.
Sommaire
[1] A.
Lalande, vocabulaire critique et technique de la philosophie, Paris, PUF,
2002, p.568
[2] Philosophe
français du 20è siècle né en 1905 et mort en 1980
[3] G.
Christian, dictionnaire de philosophie, p.411
[4] Ibidem.
citant Hegel.
[5]Cf. J.P
Sartre, l’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970 pp.17-18.
[6]J.P
Sartre Ibidem. p.21
[7] Jolivet,
les existentialistes de Kierkegaard à J.P Sartre, Lyon, Fontenelle,
p.181.
[8] Ibidem.
[9] J.P
Sartre, Etre et le néant p. 266
cité par Jean Pierre Zarader, le vocabulaire des philosophes, p.430
[10] JP
Sartre Op. Cit, p 66.
[11] cf.
"autrui est le médiateur entre moi et moi-même" (p.260)
[12]Jolivet,
op. Cit. p.192.
[13]
Kierkegaard, post-scriptum aux miettes philosophiques, cité par A.
Jolivet, ibidem, p.53.
[14]Cf. Sartre, op.cit., pp.32-33.
[15] J.P
Sartre, l’être et le néant, Paris, Gallimard, 1948, p.213
[16] J.P
Sartre, ibidem. p. 218
[17]A.
Vergez, Histoire des philosophes illustrés par des textes, paris, Fernand
Nathan, 1966, p.319
[18] J.P
Sartre, op.cit., pp.17-18.
[19] ibidem. pp.19-20
[20] ibidem. p.21
[21] Ibidem. p 22
[22] JP
Sartre, op.cit., p. 529
[23] Ibidem.
[24] JP
Sartre, l’existentialisme est un humanisme, p.37
[25] JP
Sartre, ibidem, p.39
[26] Voir
infra p.8
[27] JP
Sartre, op.cit. p.27
[28] Cf. la
vision stoïcienne